20 sept. 2010

AUTOPORTRAIT - Édouard Levé (Extraits)

"Adolescent, je croyais que " La Vie mode d'emploi " m'aiderait à vivre, et " Suicide mode d'emploi " à mourir. J'ai passé trois ans et trois mois à l'étranger. Un de mes amis jouit dans la trahison. J'oublie ce qui me déplaît. J'ai peut-être parlé sans le savoir avec quelqu'un qui a tué quelqu'un. Je vais regarder dans les impasses. Ce qu'il y a au bout de la vie ne me fait pas peur. Je n'écoute pas vraiment ce qu'on me dit. J'ai parlé à Salvador Dali à l'âge de deux ans. Décrire précisément ma vie me prendrait plus de temps que la vivre. La date de naissance qu'indique ma carte d'identité est fausse. Je ne sais pas sur qui j'ai de l'influence. Je parle à mes objets lorsqu'ils sont tristes. Je ne sais pas pourquoi j'écris.
Je suis calme dans les retrouvailles. Je n'ai rien contre le réveillon. Quinze ans est le milieu de ma vie, quelle que soit la date de ma mort. Je crois qu'il y a une vie après la vie, mais pas une mort après la mort. Je ne demande pas si on m'aime. Je ne pourrai dire qu'une fois sans mentir " je meurs ". Le plus beau jour de ma vie est peut-être passé.Je me trouve plus souvent laid que beau. Je me demande comment je me comporterais sous la torture. Rire me désérotise. À l'étranger, la rue est une exposition. J'aime remercier. Lorsque je rentre de voyage, le meilleur moment n'est ni le passage à l'aéroport ni l'arrivée à la maison, mais le trajet qui relie les deux : c'est encore du voyage, mais plus vraiment. Creuser un trou me fait du bien. Je me sens plus beau après la plage qu'avant. Je suis content d'être content, je suis triste d'être triste, mais je peux aussi être content d'être triste et triste d'être content. En me contredisant, j'éprouve deux plaisirs : me trahir, et avoir une nouvelle opinion. Un ami m’a fait remarquer que j’avais l’air content lorsque des invités arrivaient chez moi, mais aussi lorsqu’ils en partaient. Je commence, plus que je n’achève. J’arrive plus facilement chez les gens que je n’en pars. Je ne sais pas interrompre un interlocuteur qui m’ennuie. Je me précipite sur les buffets gratuits jusqu’à l’écœurement. Je digère bien. J’aime la pluie d’été. Les échecs des autres m’attristent plus que les miens. Les échecs de mes ennemis ne me réjouissent pas. J’ai du mal à comprendre que l’on fasse des cadeaux idiots. Les cadeaux me mettent mal à l’aise, que j’en fasse ou que j’en reçoive sauf s’ils sont justes, ce qui est rare. L’amour me donne d’immenses plaisirs mais me prend trop de temps. Comme le scalpel d’un chirurgien révèle mes organes, l’amour me conduit vers d’autres moi, dont l’obscène nouveauté m’épouvante. Je ne suis pas malade. Je ne vais pas plus d’une fois par an chez le médecin. Je suis myope et légèrement astigmate. Je n’ai jamais embrassé une amante devant mes parents.
Un jour, je me suis soigné des hémorroïdes avec une crème à base de marron d’Inde ; j’étais sûr d’avoir un cancer de l’anus. J’ai fini par aller voir un gastro-entérologue, c’est aussi le médecin de ma femme. Après l’auscultation d’usage… Il a enfilé un gant, m’a fait un toucher rectal, il ne m’a rien trouvé de particulier. A la fin de la consultation, il m’a raccompagné à la porte, il s’est mis devant moi et il m’a dit : « Ecoutez, ce n’est pas en croyant tous les quatre matins qu’on a un cancer qu’on l’attrape. » Il a laissé un silence puis il a rajouté : « Mais faites gaffe quand même ! »
Qu’est-ce qu’il a voulu dire ? Qu’est-ce qu’il a voulu dire ?..."


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